Polignac

Winnaretta, Princesse de Polignac, née Singer

Avant Noël 1894, Winnaretta acquiert à Venise le magnifique édifice de style lombard, construit au XVe siècle, d’abord appelé le Palais Contarini, puis Montecuculi, Manzoni et Angaran, et baptisé par elle Palais Polignac.

A Paris, elle acquiert une maison située à l’angle de l’avenue Henri-Martin (aujourd’hui Georges-Mandel) et de la rue Cortambert. Peu avant la guerre de 1914, elle se laissa convaincre de confier au peintre espagnol José Maria Sert, le soin de recouvrir les écoinçons d’une suite de fresques, avec comme seules couleurs le noir et l’or.

Une salle de musique au rez-de-chaussée sur la rue Cortambert, basse de plafond, de lignes simples, entièrement garnie de boiseries de chêne, il s’en dégageait une impression d’intimité après la grandiose ordonnance du salon. Cette pièce était prévue pour les concerts entre amis.

Pendant les années de guerre, elle comprit que la musique allait subir une transformation quant à l’exécution. Elle demanda à différents compositeurs d’écrire de courtes pièces pour orchestre, destinées à être exécutées par de petits groupes d’environ vingt musiciens. Elle espérait qu’une fois la guerre terminée elle aurait la possibilité de faire jouer chez elle les œuvres ainsi parrainées. Dans l’intervalle, ses subsides aideraient les compositeurs à résoudre leurs problèmes financiers passagers, nés de la guerre.

Stravinsky était le compositeur qui, de toute évidence, avait le plus besoin d’une aide matérielle, compte tenu des faibles moyens d’existence dont il disposait avec sa femme et ses enfants. La guerre avait tari sa principale source de revenus, ses propriétés de Russie ne lui rapportaient plus rien, et Diaghilev plus impécunieux que jamais, possédait tout juste le strict minimum. A la fin de 1915, elle écrivit à Stravinsky qui résidait à Morges pour lui demander de se mettre en rapport avec elle lors de son prochain passage à Paris.

Le 29 septembre 1916, il vint diriger à l’Opéra une représentation de l’Oiseau de feu et une fois la troupe partie pour une tournée en Amérique, il profita de l’occasion pour rendre visite à la princesse. Il apprit qu’elle était prête à lui payer 2500 francs suisses afin qu’il composât quelque chose pour elle. Elle prit garde de ne pas lui imposer un sujet qui ne l’inspirât point. « Ce devait une suite symphonique conçue pour formation réduite ». Stravinsky fut enchanté par la commande, non pas seulement en raison du prix proposé mais parce que le geste de Winnaretta jouait le rôle d’un aiguillon pour son esprit créateur quelque peu défaillant. A l’époque, il commençait à peiner sur Noces, qui, de toute évidence s’annonçait comme une œuvre massive, difficile à inscrire au programme d’un concert (50 musiciens).

La commande lui servit d’excuse pour laisser provisoirement de côté cette œuvre difficile.

Il décide d’écrire « Renard » un ballet burlesque, semi-acrobatique extrait des œuvres d’Alexandre Afanasiev. Renard joua un rôle capital dans la carrière de Stravinsky. L’Histoire du soldat fut représenté dans les salons de la Princesse avant que le « Renard » ne soit intégralement représenté… La Princesse fit preuve d’un intérêt très vif dès le début de « Renard ».

En début de l’année 1917, elle se rendit à Lausanne pour rencontrer un groupe d’amis cosmopolites qui vivaient dans la Suisse neutre. Igor n’habitait pas loin, à Morges, aussi eurent-ils l’occasion de se voir. Il vint la chercher : « …un soir il m’invita à dîner et vint me chercher, car il y avait une demi-heure de voyage en train entre Lausanne et Morges. Tout était couvert de neige, et la nuit si calme au clair de lune si tranquille, qu’il ne faisait pas très froid. Je me souviendrai toujours de l’heureuse impression que j’eus alors que Stravinsky me fit entrer chez lui, car sa maison ressemblait à un arbre de Noël, toute éclairée et décorée des couleurs chaudes que les Ballets Russes avaient amenés à Paris.

Madame Stravinsky était un personnage étonnant : pâle, menue, pleine de dignité et de grâce-et tout ce qu’elle allait faire dans les années suivantes devait le confirmer. Dans la chaleur de sa jolie maison, elle ressemblait à une princesse d’un conte de fées russe, entourée de ses charmants enfants qui, évidemment étaient alors très jeunes. Mais, malgré ce climat de gentillesse et d’amitié, il y avait une atmosphère tragique autour de la famille qui ne s’est que trop justifiée, car ils étaient tous plus ou moins enclins à souffrir des poumons, et cela s’est terminé tristement pour Mme Stravinsky et l’une de ses filles récemment.

Je n’oublierai jamais le ravissement que me causa cette soirée à Morges : la table brillamment éclairée de chandelles de couleur, et couverte de fruits, de fleurs et de desserts de toutes sortes. Le dîner était un merveilleux exemple de cuisine russe, soigneusement préparé par Mme Stravinsky et composé de toutes espèces de zakouski, puis de bortsch, de tendres sterlets couverts d’une délicieuse gelée transparente et servis avec une sauce parfaite, de divers plats de volailles et de toutes sortes de sucreries : un festin inoubliable ! » (Horizon., août 1945).

Stravinsky lui joua le Renard et pour le remercier de cette inoubliable soirée la princesse lui offrit un fume-cigarette en or et plumes d’autruche, affectant la forme d’une pipe avec un dispositif pour placer la cigarette. Cet objet convenait à l’aspect extraverti du personnage…

Au moment où il achevait Renard, Stravinsky eut à subir certaines contrariétés. L’Opéra avait présenté en 1917 un ballet ayant pour argument la Vie des abeilles de Maeterlinck sur sa musique du Scherzo Fantastique. Stravinsky et l’écrivain furent outrés. L’administrateur de l’Opéra Jacques Rouche, demanda à Winnaretta qui était à Lausanne d’agir en tant que médiatrice entre son théâtre et le musicien. Stravinsky se calma et accepta même la « mauvaise littérature sur la feuille de garde de sa partition »…

L’autre déception, plus importante, fut le cas de « Renard ». Bien que la princesse eût fait entendre chez elle des passages de l’œuvre, il n’était pas possible de la représenter en entier chez un particulier. Stravinsky avait conçu ce ballet comme un travail que Diaghilev inscrirait à son répertoire. Mais, en dépit de son amitié profonde pour Winnaretta, Diaghilev était outré par ce qu’il comme considérait une tentative d’usurper son rôle de directeur. Pendant des années, il refusa de faire la moindre allusion à Renard à l’un quelconque des intéressés. Bien au contraire, il démolissait derrière leur dos, avec des paroles sévères, l’œuvre encore inédite ; Stravinsky, disait-il, n’était intéressé que par l’argent ; au surplus, ce Renard, payé si cher par la princesse n’était fait que raclures trouvées dans un fond de tiroir par le musicien. Pendant cinq ans le ballet de Stravinsky demeura dans ses cartons.

Le 21 mars 1919, dans la fameuse librairie d’Adrienne Monnier, les « Amis des livres », 7 rue de l’Odéon, la soprano Suzanne Balguerie accompagnée par Satie chanta Socrate devant un parterre d’amis : Francis Jammes, Gide, Fargue, Claudel, Derain, Braque, Picasso, Stravinsky et la plupart des jeunes musiciens qui composaient le groupe des six et Cocteau.

Le 2 novembre 1921, au théâtre de l’Alhambra de Londres, la Belle au Bois dormant. Le directeur saisit les décors et costumes, et Diaghilev se trouva sans ressources à Paris vers la mi-février 1922. Il avait même vendu son bouton de gilet, une perle noire cadeau de Lady Ripon. Au mois de mai, il devait monter son spectacle à Paris. Il envisage alors de monter Renard de Stravinsky, œuvre inédite capable de capter l’attention des parisiens. Il sollicite la permission de monter l’œuvre sous forme de ballet. La princesse, ravie, lui donne la permission, et une somme d’argent pour couvrir les frais. Mavra est ajoutée. La princesse la commandite également. De plus, le 29 mai eut lieu à ses frais à l’hôtel Continental une avant-première de cet opéra. Les deux œuvres furent reçues plutôt froidement.

Après la première de Renard le 18 mai 1922, la troupe fut invitée à souper par des amis de Proust, Sidney et Violet Schiff. Picasso était présent et James Joyce qui arriva ivre et incapable de s’adapter au bavardage mondain de Proust.

En 1920, un parent et grand ami de la princesse, le comte Pierre de Polignac, avait épousé la princesse Charlotte, héritière du prince Louis II, souverain régnant de Monaco. Winnaretta usa de son influence pour arranger un contrat avec Diaghilev et la direction de l’Opéra de Monte-Carlo.

En mai 1923, elle organise un concert avec « Noces » chez elle. Stravinsky au pupitre, guetté par Diaghilev assis dans an fauteuil flanqué de Nijinska et des étoiles de la troupe. Grand succès.

Le 13 juin, le public parisien confirma ce succès ; le 17 juin, la fameuse fête du triomphe des Noces avec Sara et Gerald Murphy.

C’est chez la princesse que Stravinsky, en 1922, fit la connaissance de Paul Valéry.

En juin 1923, toujours au 57 de l’avenue Henri-Martin, la première du Retable de Maître Pierre de Manuel de Falla. Parmi les invités : Poulenc, Sauguet, Milhaud, Valéry. Stravinsky, mal à l’aise comme le serait une souris parmi des chats, était accompagné de Picasso très entouré et de Sert, béat de la musique espagnole…

En fait, à partir de 1920, le petit group d’amis qui gravitaient autour de Winnaretta était composé presque exclusivement d’homosexuels des deux sexes. Il y avait, certes, quelques exceptions notables à cette règle : Igor Stravinsky et Germaine Tailleferre…qui pour éprouver des penchants plus orthodoxes n’en avaient pas moins le bon goût de ne pas se dresser en censeurs de leur entourage.

Stravinsky acheva son concerto pour piano le 21 avril 1924. On retrouve dans cette œuvre les grandes ombres de Scarlatti et de Bach (en accord avec les goûts musicaux de Winnaretta). La date de la première est fixée pour le 22 mai 1925 avec l’Oiseau de feu et le Sacre du Printemps. Serge Koussevitzky dirige et Stravinsky joue en soliste. Mais, comme la date approchait, Stravinsky se sentait de plus en plus nerveux et Koussevitzky eut l’idée de demander à la princesse de donner une avant-première chez elle. Une semaine avant la date fixée par l’Opéra, il joue le Concerto en compagnie de Jean Wiener à un autre piano. Le compositeur voulut exprimer sa gratitude à Winnaretta et lui dédia la Sonate pour piano qu’il composa la même année.

Karol Szymanowski devient un ami de la princesse et compose pour elle un Stabat Mater, terminé en 1926. L’impression qui s’en dégage offre une étroite ressemblance avec la Symphonie des Psaumes que Stravinsky compose en 1930. Peut-être y-a-t-il là plus qu’une coïncidence.

Au cours de l’été 1924, Stravinsky composa sa Sonate pour piano, en pensant à la princesse. Retrouvant sa famille à Biarritz en juin après la première de son Concerto à l’Opéra, il se mit au travail immédiatement et poursuivit la composition de l’œuvre durant les vacances.

Winnaretta était à Bayreuth et à son retour à Paris apprit que Stravinsky travaillait à sa Sonate et ce fut seulement lorsqu’il la termina que la Princesse sut, avec ravissement qu’elle lui était dédiée. Il est probable qu’en la lui dédiant, le compositeur la remerciait d’avoir contribué à lancer avec succès son Concerto et lui-même en qualité de soliste. La Sonate fut jouée en public au mois de juillet 1925 à Donaueschingen.

Le 8 septembre 1925, à Venise lors du festival international de musique contemporaine, Stravinsky qui possédait une Renault dernier modèle tint le volant jusqu’à l’Adriatique et termina son voyage en bateau pour arriver devant le palais de la princesse sur le Grand Canal. Malgré tout, le jouet de Stravinsky le conduisit sans encombre jusqu’à la côte. Son exécution de la Sonate se déroula également sans problème, bien qu’il redoutât d’être gêné par un abcès à son index droit. Il sollicita l’indulgence du public ce qui se révéla superflu, dès la première note, son doigt parut miraculeusement guéri.

Stravinsky à Venise en 1925

L’assistance fut frappée par la transformation d’Igor en musicien de l’Occident. En septembre 1925, en rentrant à Nice après l’accueil favorable de Venise pour sa Sonate, Stravinsky entreprend la composition d’Œdipus Rex. Elle fut achevée en mai 1927, trop tard pour la saison de Diaghilev. Contrairement aux espoirs de Misia Sert, Coco Chanel ne fit pas preuve d’enthousiasme pour assumer cette charge. Diaghilev trouvait l’œuvre « macabre » ou peut-être avait-il une certaine superstition concernant le sujet morbide ou encore le thème d’Œdipe évoquait-il pour lui an passé lointain ?

Au début 1927, une fois encore Winnaretta vint la rescousse. Elle accepta de faire partie d’un comité pour évaluer le coût de l’entreprise. La première publique eut lieu au Théâtre Sarah Bernhardt mais quelques jours plus tôt une répétition générale fut organisés chez elle. Les solistes et chœurs en tenue de soirée, Stravinsky et Prokofiev jouant à deux pianos une transcription de la partie orchestrale ne rencontrèrent auprès d’une assistance choisie qu’un silence de glace. Gerald et Sara Murphy avaient pour voisins Fernand Léger et sa femme Jeanne, dans une robe de satin blanc sans manches. Tout à coup, l’épouse du peintre entreprit de se gratter énergiquement le bras et murmura, à l’intention des Murphy : « Il y a des puces chez la princesse de Polignac comme partout ». Son mari se sentit quelque peu gêné…

Nicolas Nabokov, cousin de Diaghilev, se rendit compte en arrivant à Paris en 1927, qu’il fallait plusieurs mois pour être admis dans le petit monde de son parent, composé de Roger Desormière, Nouvel, son administrateur, et Boris Kochno. C’est après une longue attente qu’il fut présenté à des personnes importantes comme Picasso et Stravinsky ainsi qu’aux principaux commanditaires : Lord Rothermere, Chanel, Misia et la princesse. Et à condition de ne pas opérer de rapprochements avec les « bêtes noires » de Diaghilev comme Ida Rubinstein et Cocteau récemment mis à l’index !

En novembre 1928, Ida Rubinstein présenta le Baiser de la fée de Stravinsky. En arrivant ce soir-là, la princesse découvrit Diaghilev, Nouvel et Kochno qui avaient eu du mal à obtenir des places, assis au milieu de leurs amis les Beaumont, les Sert, Maïakovski, Picasso et bien sûr Stravinsky.

Diaghilev ne put s’empêcher de déclarer : « il se dégage du spectacle un ennui tout provincial ». Après la mort de Diaghilev en 1929, la princesse ne commandita que fort peu de ballets.

Diaghilev avait eu un dernier protégé, Igor Markevitch. Stravinsky se brouilla avec l’imprésario pour le seul motif qu’il jugeait exagérée son admiration pour le jeune Markevitch. Mais la princesse donna son aide au jeune compositeur. Elle et Marie-Laure de Noailles couvaient le jeune homme comme un enfant adoptif. Ils devinrent très grands amis (Winnaretta lui rendit visite en Suisse où il se trouvait en convalescence).

Les concerts de la princesse se dégradent (Julien Greene en parle) Un écrivain lui dit : « J’admire ceux qui font la différence entre Poulenc et Stravinsky ; ils n’ont, l’un et l’autre, rien à dire ».

Nabokov était l’ami de Jacques Maritain.